5 Questions à ... Yoann Charlier
“Les Chiffres et l’Education Populaire”

Crédit photo : Capture écran Site Ardeur.net
Yoann Charlier est statisticien et conférencier gesticulant. Il a présenté sa première conférence gesticulée à Loguivy-Plougras le 21 Août dernier avec l’Association d’Education Populaire Politique L’Ardeur.
Question 1 : Pourquoi mettre le monde en chiffres ? Est-ce nécessaire ? Ne peut-on s’en passer ?
La devise de l’Insee (l’Institut National de la Statistique) est : « Mesurer pour comprendre ». Je la trouve très parlante.
Mesurer, mettre la société en chiffres, permet de comprendre comment elle fonctionne, en la « réduisant » à des « indicateurs ». Dans un monde complexe, on a besoin de cette observation des phénomènes pour pouvoir les penser et ensuite agir. Les statistiques sont des outils donnés aux sciences sociales pour pouvoir mettre à jour des phénomènes qui sans cela seraient invisibles, ou moins visibles. Ca permet, par exemple, d’en mesurer l’ampleur : si les associations féministes n’avaient pas commencé à dénombrer les féminicides pour alerter les pouvoirs publics, ce sujet n’aurait certainement pas autant émergé dans le débat, à tel point que le ministère de l’intérieur produit aujourd’hui des statistiques spécifiques sur le sujet. La mesure permet la connaissance, qui permet l’action.
Je suis partisan de mesurer pour comprendre. C’est le projet de la sociologie et des sciences sociales en général.
Mais même si tout était mesurable (ce qui n’est pas le cas), cela ne signifierait pas que tout mérite d’être mis en chiffres ! A titre personnel, je refuse le calcul dans mes relations avec les autres, avec mes amis ; je refuse de « mettre un prix » sur la vie humaine, sur la nature ou sur la valeur de l’art…
Question 2 : Tu distingues les chiffres bruts et les chiffres traités. Est-ce qu’il existe des chiffres « bruts » (c’est-à-dire non déformés par la délimitation de la collecte, de la mesure) ?
« Chiffre brut », c’est un abus de langage de ma part ; c’est du jargon professionnel. Pour un statisticien le chiffre « brut » c’est le chiffre « originel », celui qu’on obtient en premier (le nombre précis et non pas la moyenne toute faite par exemple). Les chiffres « traités », ce sont tous ceux qui découlent de l’analyse de ce chiffre « brut ». Revenir à ce « nombre premier », que j’appelle « brut », c’est s’assurer de savoir de quoi on parle précisément. Ça permet de rappeler les termes de la discussion, la définition du chiffre qu’on présente ou qu’on commente, les ordres de grandeur, le contexte.
Quand on présente une évolution du PIB par exemple, ça peut piéger : dire simplement « + 5 % » ou « – 5 % », c’est présenter la croissance et non le PIB. Or, je veux qu’on me donne tous les outils pour comprendre ce que je lis : pas seulement un pourcentage, mais aussi ce que ça représente en euros. Là, je suis en capacité d’avoir une lecture complète.
Aucun chiffre ne parle de lui-même ; c’est toujours nous qui le faisons parler. Les chiffres sont des fabrications humaines. Aucune statistique ne tombe du ciel, elle est toujours construite dans un contexte. Si on considère par exemple que 14 % de la population française est pauvre, c’est parce qu’on s’est entendu précisément sur ce qu’on appelle un « pauvre », et on va compter à partir de cette définition. Elle peut changer, selon les lieux et selon les époques.
Question 3 : Que peut-on voir avec des chiffres qu’on ne peut pas voir autrement ?
La force des statistiques, c’est la force des masses. En observant les comportements humains à une échelle suffisamment vaste, on peut voir des régularités dans ce qu’on ne pensait être que des volontés individuelles. Des régularités de classe, de genre…
Sans les statistiques, Bourdieu n’aurait pas pu observer aussi finement qu’il l’a fait les mécanismes de la reproduction sociale des élites, par exemple. C’est en observant les grandes masses qu’il a pu montrer qu’il y avait une structure sociale qui en était à l’origine, et que ce n’était pas « le hasard » qui faisait que les classes prépas étaient trustées par les enfants de la bourgeoisie. Les statistiques, en mettant au jour les régularités, permettent de dévoiler les mécanismes sociaux, le systémique.
Un exemple fameux : lorsqu’Emile Durkheim engage au 19e siècle un travail sur les causes du suicide en France, personne ne pense que le suicide est un phénomène social, c’est-à-dire qui est influencé par les conditions sociales d’existence des personnes. Le suicide est vu comme un des actes dont les ressorts sont les plus intimes qui soient. Pourtant, Durkheim fait les comptes, et montre que les hommes, les célibataires ou les sans-emploi sont davantage concernés, que les régions industrielles sont plus touchées que les autres, voire même qu’on ne se suicide pas n’importe quel jour de la semaine. A l’époque, c’est une révolution intellectuelle, qui est due à la méthode statistique. Aujourd’hui, dans le mouvement social, on peut mobiliser cette connaissance pour demander une meilleure protection contre le chômage et la précarité, au nom de la prévention des risques. Voilà le genre de phénomènes que les statistiques peuvent permettre de dévoiler, et d’en faire par la suite des questions politiques.
Question 4 : Qu’est ce qui t’as poussé à faire une conférence gesticulée ? Écrire ? Transmettre une hygiène citoyenne face aux stats, et si oui laquelle ?
Quand je dis que je fais des statistiques, j’entends souvent cette phrase : « Les statistiques, on peut leur faire dire ce qu’on veut ». En tant que professionnel, ça me fait enrager. Mais en tant que citoyen, … je suis forcé de reconnaître que c’est vrai. Souvent, quand une statistique est mobilisée par des commentateurs dans l’espace public, elle est mal commentée, voire totalement détournée.
Franck Lepage a une formule à propos des personnes qui se lancent dans leur première conférence gesticulée : « A un moment de sa carrière, on choisit : c’est soit faire un cancer, soit faire une conférence gesticulée ». C’est dire le besoin vital, à un moment, de prendre la parole et de dire « maintenant ça suffit de se faire prendre pour des cons, il faut qu’on contre-attaque ». Avec ce que j’ai pu voir (et faire, parfois…) dans mon boulot, dans le public comme dans le privé, les manipulations de chiffres pour faire plaisir à tel élu, à tel client, les petits arrangements avec la réalité… j’ai eu besoin de (me) rappeler l’essence de mon métier : celui d’éclairer, pas de maquiller.
Donc, je me suis dit que j’allais aller livrer au public quelques astuces pour repérer les usages abusifs des statistiques. Ça a donné une conférence gesticulée, où j’essaie de donner quelques « astuces » pour décrypter un sondage, mais où j’essaie aussi de réfléchir, avec le public, à l’utilité des statistiques, à ce qu’elles produisent sur nous. A leur détournement par les pouvoirs politiques ou médiatiques, aussi, qui vient en partie du fait qu’on connaît mal la façon dont sont produites les statistiques. Ce n’est pas quelque chose qu’on apprend forcément à l’école, il faut se former spécifiquement pour ça, et ça demande des moyens et du temps. Tout le monde ne les a pas. En une heure trente, j’essaie de résumer ces connaissances, ces interrogations critiques et de le mettre au débat avec le public.
Question 5 : DEFI : quelle pourcentage de la population active française est sans emploi ? (catégorie ABCDE Pôle Emploi, RSA, radiés, non-inscrits) ?
Facile !
Tu prends les chômeurs et les inactifs et tu les rapportes à la population en âge de travailler. Ça donne 35 %.
35 % de la population en âge de travailler (entre 15 et 64 ans) n’est pas en emploi, soit qu’elle soit au chômage (inscrite à Pôle Emploi ou non), qu’elle reste « au foyer », etc.
Ce chiffre s’appelle le « taux de non-emploi ». J’ai trouvé cet indicateur dans une thèse récente de sociologie, c’est dire si quelque chose d’aussi simple en apparence est nouveau, et n’est pas encore diffusé dans les pratiques des professionnels.
Attention cependant. Le chiffre que je te donne reprend la population de 15 à 64 ans ; or aujourd’hui on entre sur le « marché du travail » de plus en plus tard (entre 15 et 17 ans, 96.5 % des jeunes sont scolarisés), donc il faudrait que je t’indique ce chiffre pour la population des 18-64 ans, voire des 20-64 ans (puisque ce n’est qu’après 20 ans que plus de la moitié des jeunes est « sur le marché du travail »)… Le taux sera donc en-dessous des 35 %, probablement entre 20 % et 25 %.
Il faut donc s’entendre sur tous les termes de la question : c’est quoi un emploi ? c’est quoi un sans-emploi ? c’est quoi la population active ? à quelle date tu veux que ton chiffre soit valide ? Les réponses à chacune de ces questions vont avoir une influence sur le chiffre final. C’est ça, les statistiques, c’est une construction humaine.
Pas si facile, finalement !
Propos recueillis par Myriam POMMELEC – Mars 2021
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